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En débarquant, le soir, à la Gare centrale, Aldo n’avait qu’une envie : aller se coucher dans un lit confortable avec quelque chose de bouillant, grog, vin chaud ou Dieu sait quoi. Le voyage à travers les plaines du nord de la France, de la Belgique et de la Hollande lui avait paru d’autant plus ennuyeux qu’il avait plu sans discontinuer sur le paysage. L’impression d’assister à un film de cinéma dont la pellicule serait brouillée. Il faisait encore plus mauvais, si possible, en arrivant à destination. Il ne s’attarda donc pas à contempler l’incroyable station terminale en briques rouges, bâtie sur le modèle du Rijksmuseum et longue de plusieurs centaines de mètres. Il s’engouffra dans un taxi en indiquant l’hôtel Krasnapolsky où il savait qu’il trouverait le nécessaire pour soigner ses bronches fragiles. Il couvait un rhume, c’était indubitable ! Il connaissait ce palace, pour être venu deux ou trois fois dans la capitale du diamant, et se souvenait que sur la place majeure de la ville, le Dam, où s’élevait le Palais royal et sous sa façade d’un modernisme hideux, se cachait le luxe le plus raffiné et le plus douillet qui soit. Milliardaires et artistes de renom s’y précipitaient avec une rare constance. Peut-être aussi parce que ce curieux édifice marquait une sorte de frontière entre les fastes officiels et certains quartiers chauds où florissaient bouges à matelots, prostituées en vitrine et les paradis artificiels de l’opium ou de la cocaïne.

N’ayant que le minimum de bagages, il eût par beau temps parcouru à pied la distance entre la gare et le Dam pour respirer l’air chargé d’iode de la mer du Nord en se mêlant aux nombreux passants, mais certes pas sous cette pluie désespérante. Aussitôt arrivé, il fila au bar boire un grog brûlant puis, nanti d’une chambre où l’acajou s’harmonisait avec les cuivres étincelants et le velours vert foncé, il se fit couler un bain bouillant, en ressortit rouge comme un homard, s’enveloppa d’un peignoir en épais tissu éponge et, pour finir, fit monter pour son dîner la traditionnelle soupe aux pois cassés – plat des plus complets avec ses saucisses, ses pieds de porc, son lard et ses divers légumes –, suivie de minces tranches d’édam, d’un café et d’un vieux genièvre. Après quoi, il avala deux comprimés d’aspirine et se mit au lit en compagnie du livre qu’Angelo Pisani lui avait apporté la veille avec une lettre de Guy Buteau l’assurant qu’au Palais Morosini il n’y avait rien à signaler, qu’aucun visiteur suspect ne s’était présenté, que la maison était un peu vide depuis le départ des enfants, de leur mère, de la fidèle Trudi et de la nourrice qui, après quelques mois, avait relayé Lisa pour nourrir le bébé Marco, au grand soulagement d’un père fort soucieux de la perfection du corps de sa femme… Enfin, Guy rendait compte de plusieurs transactions couronnées de succès…

Cette épître, en replongeant Aldo dans l’atmosphère de sa vie familiale, lui avait été bénéfique. Il l’avait placée en guise de signet à la page du livre représentant les émeraudes devenues son souci permanent mais évita de les contempler trop longtemps, conscient de la difficulté que rencontrerait l’artiste pour les recopier parfaitement et surtout dans le délai imparti… Finalement la fatigue l’emporta et il s’endormit d’un seul coup, oubliant même d’éteindre sa lampe de chevet.

Il n’avait pas davantage fermé rideaux et volets, et ce fut un rayon de soleil qui le réveilla : comme il avait bien dormi, il se sentait ragaillardi. Surtout quand il eut constaté que l’inquiétude pour ses bronches n’était plus fondée. Deux heures après, son livre sous le bras, il se dirigeait au pas de promenade vers le Judenbuurt – le quartier des Juifs – où habitait évidemment Jacob Meisel, le magicien en pierres précieuses.

À Amsterdam, l’appellation Judenbuurt n’impliquait nullement l’idée de ghetto ou d’un quelconque monde à part. Les gens de la « Venise du Nord » – un surnom qui agaçait Morosini ! – ayant toujours été totalement étrangers aux préjugés religieux, il ne leur était pas apparu utile de recourir à des circonlocutions hypocrites. De même, les juifs n’avaient jamais cherché à s’identifier ou à éviter de le faire. La question ne se posait pas, tout simplement. Ils étaient venus jadis d’Espagne ou du Portugal, chassés par l’Inquisition, et avaient apporté avec eux leur savoir-faire et leur art du négoce. Ils contribuèrent avec succès aux entreprises commerciales avec les Indes, fondèrent des librairies dont les ouvrages en hébreu se répandirent dans toute l’Europe et furent suivis d’autres en différentes langues, éditant des livres passés en contrebande parce que interdits ailleurs. Enfin l’industrie du diamant constituait un autre secteur juif et la fameuse maison Asscher, qui eut l’honneur de tailler le plus gros diamant du monde, le Cullinan, dont la partie la plus importante brille sur le sceptre des rois d’Angleterre, occupait une sorte de château féodal en briques rouges avec créneaux et merlons se situant à la lisière du Judenbuurt. Ses ouvriers logeaient aux alentours, dans des rues aux noms évocateurs : rue de l’Émeraude, du Saphir, de la Topaze, du Rubis. La ségrégation était à ce point inexistante que Rembrandt habita le quartier, juste en face de la maison du rabbin, durant quelques années, ainsi qu’en témoigne La fiancée juive, l’une de ses plus belles toiles (17).

Jacob Meisel habitait, dans la Judenbreestraat, une belle vieille maison à pignon « en cloche » et la porte fut ouverte au visiteur par une jeune fille aux joues roses dont le bonnet et le tablier blanc soigneusement amidonné semblaient nés en même temps que le logis. En réponse à son sourire, à son regard interrogateur, Aldo, qui ne parlait pas le néerlandais, usa de l’anglais pour demander si le maître de maison acceptait de le recevoir et tendit une de ses cartes de visite sur laquelle il avait spécifié qu’il était envoyé par Louis de Rothschild. Il fut aussitôt introduit dans un long couloir pavé de carreaux blancs et noirs, étincelants de propreté, qui filait jusqu’à une haute fenêtre dont on avait l’impression qu’elle était au moins à un kilomètre. C’était typique des anciennes maisons, accolées les unes aux autres, qui rattrapaient en profondeur leur peu de largeur. L’impression d’entrer dans un Vermeer.

La jeune fille s’esquiva mais revint rapidement, invita Morosini à la suivre, le menant presque au bout du couloir, et l’introduisit dans une pièce dont la large fenêtre à petits carreaux donnait sur un jardin. Les massifs meubles anciens, les faïences de Delft et les tentures tissées qui avaient fait, jadis, le voyage de Sumatra accentuaient l’impression de retour au passé. Fugitive, parce qu’un homme déjà âgé dont le front dégarni s’entourait de rares cheveux gris s’était levé de sa table à écrire pour venir à sa rencontre :

— Soyez le très bien venu, Monsieur le prince ! Les amis du baron Louis sont chez eux dans ma maison et je suis heureux de connaître celui qui a si souvent risqué sa vie pour reconstituer le Grand Pectoral…

— L’un de ceux, corrigea Aldo en serrant la main qu’on lui tendait. Sans Adalbert Vidal-Pellicorne… et sans vos pierres si merveilleusement imitées, je n’en serais jamais venu à bout.

— Qui peut savoir ? Mais prenez place, s’il vous plaît, et dites-moi ce qui me vaut une si heureuse visite… Puis-je vous offrir du thé, du café, du chocolat ?

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